Ma mère adore raconter les mêmes histoires à l’infini. Un de ses récits familiaux que j’ai entendu mille fois concerne ma naissance. À l’hôpital où j’ai vu le jour, à Matane aux débuts des années 80, une petite fille inuite est née au même moment que moi. Pour ma mère, c’est l’histoire d’une coïncidence extraordinaire : deux petites filles voient le jour au même endroit et en même temps. Ça tient quasiment du miracle. Je ne sais pas ce qu’un bébé inuit faisait en Gaspésie cette journée-là, je ne sais pas si elle y habitait ou si sa mère n’était que de passage pour l’accouchement. À l’évidence, nous sommes peut-être nées en même temps, mais nous ne sommes pas arrivées dans le monde avec des chances égales de faire notre chemin à notre guise dans cette nouvelle vie. Descendante de colonisateurs français installés aux abords du St-Laurent depuis des siècles, je me verrais offrir, il était décidé d’entrée de jeu, davantage de possibilités de m’accomplir. Dans ce Québec qui ignore à peu près tout des nations autochtones avec qui il habite, il était plus probable que ma parole soit un jour entendue que celle de cette soeur par l’air inconnue.
Si la parole des Amérindiens et des Inuits est souvent ignorée, les opportunités pour l’entendre ne manquent pourtant pas. Pour comble d’insulte, le désintérêt des québécois francophones à l’endroit des nations autochtones est joint à une litanie de préjugés qui témoignent d’une ignorance si terrible que je n’ai pas le coeur de les énoncer. En lisant le roman Sanaaq de l’autrice inuite Mitiarjuk Nappaaluk qui a grandi dans le village nordique de Kangiqsujuaq au Québec, près du détroit d’Hudson, je me suis demandé comment il était possible que ce livre ne fasse pas déjà partie des classiques de la littérature québécoise. Pourquoi lit-on Agaguk (1958) d’Yves Thériault et non Sanaaq ? Du temps de mes études universitaires, j’ai entendu dans un cours consacré à la littérature québécoise un professeur nous sensibiliser à la question de l’intégration des oeuvres québécoises écrites en anglais ou en yiddish dans le canon de la province. Je ne me souviens plus si nous avions aussi discuté des oeuvres en inuktitut comme Sanaaq ainsi que celles en langues algonquiennes ou iroquoiennes. Il apparait toutefois bien évident qu’une place de choix devrait leur revenir.
Une première version de Sanaaq est parue dans sa langue originale en 1984, et une autre en français en 2002 chez Stanké. L’auteure a toutefois travaillé sur le texte bien avant ces parutions, soit entre 1965 et 1969. (Je reviendrai sur le contexte particulier de rédaction.) Pour ma part, j’ai découvert le livre grâce à sa sortie en anglais en 2014 à University of Manitoba Press. Le roman raconte l’histoire de Sanaaq, une femme inuite, qui vient d’un temps qui correspond à l’enfance de Nappaaluk, quelque part dans les années trente. Les Inuits et les Blancs en sont alors à leurs premiers contacts. Sanaaq met en scène une réalité plus près de celle du documentaire controversé Nanook of the North (1922) que du magnifique film Si le temps le permet (2003) d’Elisapie Isaac qui se déroule, comme le roman, à Kangiqsujuaq. Nappaaluk évoque la vie d’Inuits qui pratiquent encore le nomadisme et qui construisent des igloos. Nous sommes donc très loin de la réalité contemporaine des villages nordiques, racontée par exemple dans Nirliit (2015) de Juliana Léveillé-Trudel.
Dès le début du récit, Sanaaq nous est présentée comme une femme qui doit prendre des décisions importantes pour son avenir. Un homme, qu’elle considère trop vieux pour elle, la convoite et elle rejette sans détour sa proposition : « Je ne me contenterai pas de n’importe quel minable ». (p. 32) Elle prend aussi cette décision en pensant au bien-être de sa fille, Qumaq : il lui faut trouver un conjoint qui ne maltraitera pas son enfant. Ayant des doutes concernant ce prétendant, elle le refuse. Le destin lui paraît alors favorable puisqu’elle fait la rencontre de Qalingu qui lui plaît bien davantage. Malheureusement ce dernier se révélera violent à l’égard de Sanaaq vers la fin du texte, celle-ci ne sera pas laissée seule avec ses malheurs. Toute la communauté sera toutefois avec elle pour expliquer à Qalingu que sa femme n’est pas un objet sur lequel il peut se décharger de sa tristesse. À l’évidence, Nappaaluk voulait faire de son roman une oeuvre féministe apte à rendre compte de la condition particulière de ses consoeurs. Son héroïne, Sanaaq, élève sa fille en lui enseignant que le monde lui appartient et qu’elle n’a pas à se plier à la volonté d’un mari ou d’un Blanc.
Nomades, les Inuits de Sanaaq doivent vaincre chaque jour de nombreux périls pour survivre dans des conditions ardues. Les récits de pêche et de chasse abondent dans le roman. Nous découvrons avec les personnages toutes les merveilles offertes par la nature auxquelles ils ont accès. Pour pouvoir manger à leur faim tous les jours, ils doivent lutter contre un étrange ennemi qui est toujours à leur côté : le chien. Les groupes d’Inuits de Sanaaq voyagent avec une meute de chiens qui sont essentiels pour leur survie, mais en même temps, le canin est présenté comme une ombre inquiétante qui rode autour d’eux. Dès qu’ils ont le dos tourné, les chiens s’attaquent à la nourriture qu’ils viennent de préparer et laissent parfois les humains sans vives pour quelques jours. Alors que Aqiarulaaq cuisine une immense soupe pour le groupe, les chiens réussissent à s’en emparer avant les humains : « Que c’est dommage! dit Aqiarulaaq. C’étaient mes seuls morceaux de viande… Je ne vais plus pouvoir cuisiner… » (p. 206). C’est grâce à l’entraide entre les uns et les autres qu’ils réussissent malgré tout à survire. Ils assurent que les plus faibles, les aînés et les enfants, puissent toujours être nourris même s’ils ne participent à la cueillette.
La chasse est d’ailleurs ce qui donne une place dans la communauté. Lorsqu’un garçon est assez vieux pour tuer sa première proie, il le remet à son accoucheuse en guise de remerciement à celle-ci. La jeune fille, quant à elle, ira remettre la première paire de bottes de fourrure animale qu’elle a confectionnée à son accoucheuse. Les légendes, la spiritualité et les arts sont aussi des passions qui permettent aux personnages de se réaliser. La transmission du savoir est cependant le lien le plus essentiel entre eux : « Sans les aînés, les Inuits ne sont rien, car il y a une foule de connaissances que seuls les aînés possèdent! » (p. 159) Il importe, notamment, d’écouter les enseignements des vieux pour pouvoir reconnaître les bélugas impropres à la consommation qui pourraient faire mourir la communauté puisque la viande sera partagée entre tous. Elisapie Isaac, dans son documentaire, s’attriste précisément de l’effritement de ce lien chez ses contemporains. Selon elle, une des principales conséquences des « cadeaux offerts » par les Blancs est d’avoir créé un fossé générationnel entre les grands-parents et les petits-enfants d’aujourd’hui.
Sanaaq traite de cette question de l’arrivée des Blancs qui bousculent les traditions. Le roman lui-même a d’ailleurs été écrit grâce au concours de deux hommes blancs. À l’origine du texte, il y a un prêtre, Robert Lechat, qui habite dans le Nunavik et qui demande à Nappaaluk de dresser un lexique des mots d’inuktitut. Ce document pourra lui servir à apprendre et à enseigner la langue aux Blancs. Au lieu de constituer un simple inventaire, Nappaaluk se laisse prendre au jeu et se met à écrire carrément un roman. La suite de la rédaction de Sanaaq sera assurée par un anthropologue de l’Université Laval, Bernard Saladin d’Anglure, qui est aussi l’auteur de la traduction française du texte. On sent d’ailleurs la transition entre le moment où elle écrit avec le prêtre et celui où elle rédige avec l’universitaire. Dans la deuxième partie du roman, écrite avec l’aide de l’anthropologue, Nappaaluk est plus libre que lorsqu’elle travaillait avec l’homme d’église. C’est à ce moment que l’oeuvre littéraire prend réellement son envol. L’autrice peut alors se permettre de discuter de l’importance pour elle de la spiritualité inuite, alors qu’avec le prêtre, il lui fallait parfois porter des jugements sur sa culture, comme l’explique la postface de l’édition française. Ce qui n’empêche toutefois pas certaines pointes de révolte comme celle-ci :
« […] Et moi donc, que deviendrai-je ? Moi aussi, je mourrai comme lui, même s’il ne semble pas que je doive mourir prochainement… Je pourrai tout autant être surpris par la mort… »Nappaluk montre la profondeur philosophique et spirituelle de son personnage qui, confronté à la mort d’un proche, arrive très bien sans l’aide des Blancs à se poser des questions métaphysiques.
Voilà les pensées de Qalingu pendant qu’il rentre chez lui. Même s’il n’a pas encore été instruit (dans le christianisme), il est toutefois capable de penser à tout cela par lui-même. (p. 89)
Immenses et inquiétants, les Blancs apparaissent pour la première fois aux Inuits dans un grand navire. Arnatuinnaq alerte le groupe en le découvrant un matin : « Ilakka! (Mes parents!) Réveillez-vous! Qu’est-ce que cette chose qui reste immobile en face de nous ? » (p. 45) De loin, effrayante, la forme du bateau ne laisse pas présager que l’embarquement est peuplé d’humains. Sanaaq qui a déjà entendu parler des Blancs rassure sa communauté. Notre héroïne, curieuse et enthousiaste, ne peut qu’accueillir d’un bon œil l’arrivée de nouvelles personnes. Nappaaluk racontre par la suite comment ceux-ci s’installent cavalièrement. Ils offrent quelques cadeaux de moindre importance, comme des boîtes de conserve vides, et profitent de l’intérêt suscité par ces petits objets pour décharger le navire des caisses énormes qu’il contient en provoquant un grand vacarme. Sitôt arrivés, sitôt ceux-ci entreprennent de construire un premier bâtiment d’habitation.
Plus tard, des missionnaires anglicans et catholiques arrivent dans la communauté de Sanaaq. Le missionnaire anglican demande aux Inuits de se méfier du missionnaire catholique, car celui-ci serait un menteur. Et ce dernier mène le même manège lorsqu’il est seul avec les Inuits et dénonce devant eux son collègue protestant. Prise au cœur d’une guerre de religions stérile où les Blancs se disputent la « foi » des Inuits, Sanaaq, avec son aplomb habituel, s’exclame : « Mais pourquoi donc l’ajuqirtuiji [missionnaire anglican] l’a-t-il [le missionnaire catholique] qualifié de trompeur. […] N’en est-il pas un lui-même ? (p. 163) Elle met ainsi fin aux débats qui commencent à faire rage chez certains de ses proches qui prennent le parti de l’un ou de l’autre homme de religion. En tentant d’arrêter le brouhaha, elle exprime son étonnement au sujet de cette tempête dans un verre d’eau : « Comment ça ? Pourquoi ? Écoutez ça! Il faudrait maintenant craindre d’être trompé! » (p.163) Les Blancs amènent la méfiance dans une communauté qui savait jusqu’alors très bien s’en passer. Le roman raconte tous les conflits de loyauté que vivent les personnages qui doivent désormais trouver leur place dans les beaux discours des prêtres et non plus par eux-mêmes.
Les épisodes de tensions entre les Blancs et les Inuits ne sont toutefois pas au coeur du récit. Le roman n’est pas un ouvrage historique qui parlent de toutes les horreurs commises par les Blancs au Nunavik. Sanaaq ne raconte pas, par exemple, les massacres de chiens d’attelage qui se sont déroulés dans les années 50 et 60 dont parle Si le temps le permet. Nappaaluk termine son roman en abordant les difficultés pour les Inuits de quitter leur village pour aller se faire soigner au Sud. (La prémisse du film de Benoît Pilon Ce qu’il faut pour vivre (2008) repose d’ailleurs sur cette problématique). Le fils de Sanaaq est malade. La seule chance qu’elle a de l’aider est de prendre le bateau des Blancs pour retourner avec eux dans leurs villes. Le projet lui déplait : « Mais ne pourrait-il pas guérir sans avoir à partir ? proteste timidement Sanaaq. » (p. 220) Effrayée à l’idée de ce voyage, elle se sauve avec son fils loin du village pour éviter leur départ imminent pour un hôpital du Sud. Nappaaluk n’explique pas les craintes de son héroïne, celles-ci vont de soi. D’un point de vue humain, il y a quelque chose de contre-nature d’accepter que la guérison doive passer par l’éloignement et le déracinement.
Sanaaq est un texte important qui nous raconte, grâce au regard d’une Inuite, la transition du nomadisme à la création des premiers villages. Nappaaluk a une situation d’écrivaine particulière, puisque contrairement aux autres femmes de sa communauté, elle a été élevée à la chasse comme un garçon en plus d’être formée aux travaux dits féminins. Toute jeune, elle devait remplacer son père malade pour aller chercher à manger pour la famille. Son récit va bien au-delà de sa propre expérience, tout aussi riche et étonnante qu’elle soit. À la lecture de Sanaaq, il n’y a pas de doute que nous sommes devant une grande oeuvre littéraire. L’autrice inuite qui n’est pas allée à l’école et qui n’a pas lu de roman avant d’écrire le sien nous enseigne une des possibilités essentielles qu’offre la littérature : celle de donner aux sous-estimés une opportunité de répondre à tous les jugements injustes qu’on porte sur leur culture. Cette réplique pour être complète doit passer par le biais de l’imaginaire et de la fiction. Il lui faut inventer des personnages pour raconter sa communauté de la manière dont elle désire le faire. La littérature peut dire tant de choses que les autres discours, qu’ils soient politiques, historiques ou sociologiques, ne peuvent qu’à peine esquisser. Nappaaluk met tout son coeur dans sa foi pour la fiction.
À écouter : Thomas Hellman, « Sanaaq, le premier roman inuit canadien », Plus on est de fous, plus on lit!, 12 novembre 2015.
À lire : Caroline Montpetit, « Désert blanc », Le Devoir, 23 novembre 2002.
https://lebaldesabsentes.wordpress.com/2017/04/19/sanaaq-de-mitiarjuk-nappaaluk/