A l'occasion de la publication par Geneviève Fraisse de La sexuation du monde
(Presses de sciences Po), Stefania Ferrando propose de reparcourir son
oeuvre, et de réentendre sa dissidence, nécessaire pour repenser la
"question des sexes", par delà son escamotage par le masculinisme de la
tradition philosophique. Les échappées de Geneviève Fraisse, qui écoute
les dires politiques des femmes au cours de l'histoire - ceux d'Olympe
de Gouges, de Fanny Raoul, des saint-simoniennes, de Clémence Royer,
d'Hubertine Auclert... - comme ceux des femmes d'aujourd'hui, sont
salutaires pour toute femme philosophe en butte à la déraison des
"grands penseurs". C'est donc ici à un parcours de la reconnaissance que
Stefania Ferrando nous convie.
Stefania
Ferrando collabore avec la communauté féminine de philosophie Diotima
(Vérone, Italie) et participe, avec Geneviève Fraisse, à un groupe de
travail consacré à la question des sexes en
philosophie et aux institutions du savoir (PRESAGE – Sciences Po Paris,
et Paris 7, Centre d’études du vivant). Elle est actuellement ATER à l’IEP de Strasbourg.
Les contretemps de la création [1]
Écouter le « dire politique » des femmes
Je
voudrais commencer par un souvenir. J’ai connu Geneviève Fraisse à
l’occasion d’une conférence qu’elle donnait à la Maison de l’Amérique
latine. J’avais été saisie par la manière dont, dans son intervention,
le(s) corps des femmes apparaissaient et se disaient dans la réflexion
philosophique. À l’occasion, la réflexion s’était conclue sur la
question du voile, pour ouvrir à l’écoute de la parole de celles
revêtant un foulard, un niqab ou la burqa. En prenant le contrepied des
discours se tenant pour émancipateurs, Geneviève Fraisse avait dit ce
qu’elle a ensuite écrit dans son livre A côté du genre : « puisqu’on
reconnaît une parole à celles qui choisissent de porter le voile
intégral, alors écoutons-les, écoutons le dire politique, et pas
seulement l’affirmation psychique », ainsi on reconnaitra que pour
certaines « le niqab rend visibles celles que l’on n’a jamais voulu voir
quand elles cherchaient à se faire entendre par des formes classiques
de lutte politique » [2]. De ce passage je voudrais retenir deux éléments, qui seront les points de repères de mon intervention : l’écoute et l’écoute d’un dire politique qui, tout en passant par la singularité de chacune, ne se replie pas sur une individualité psychique renfermée sur elle-même.
Commençons par le premier : l’écoute.
Ce qu’il faut remarquer au premier abord, c’est la forme tout à fait
spécifique et singulière qu’elle prend dans ce cas : il ne s’agit pas
simplement d’une écoute politique, mais d’une façon philosophique
d’entendre et de distinguer les voix qui s’entremêlent dans la réalité.
C’est une écoute qui, par le truchement de la médiation philosophique,
peut ensuite permettre de revenir à la politique en y portant un regard
décentré, et plus juste.
La pratique de l’écoute, il faut bien le reconnaître, ne compte pas
parmi les plus grandes vertus des philosophes, le travail d’abstraction
et d’élaboration conceptuelle ayant tendance à creuser un écart par
rapport à ce qui se dit et se fait dans le monde, à étouffer les voix,
les doxa-opinions, pour pouvoir procéder avec la rigueur requise. Et
cela a été d’autant plus vrai dans la tradition philosophique que ces
voix étaient des voix de femmes. Pendant des siècles, on le sait, le
monde des philosophes n’a pas été celui des femmes, situées ainsi aux
marges de la parole philosophique comme celles qui ne pouvaient pas y
porter leurs dits ni y voir leurs expériences pensées. L’image de la
servante de Thrace qui ouvre A côté du genre nous le rappelle :
Thalès tombe dans un puits en regardant les étoiles, la servante passe
en riant. Ils se croisent, mais leur monde n’est pas le même : le
philosophe regarde le ciel, elle, la terre, jusqu’au fond d’un puits.
Face à un tel épisode, comme Geneviève Fraisse le suggère, on ne peut
pas s’en tenir à la simple opposition entre spéculation et réalité : il
faut le lire au prisme de la « différence des sexes », comprise, selon
Geneviève Fraisse, comme une « catégorie vide » [3],
qui va déplacer sur un autre plan cette même problématique, celle du
rapport entre réflexion et réalité, en l’approfondissant davantage.
Un passage par le dehors de la philosophie
Pour comprendre comment la question des sexes altère les manières
philosophiques traditionnelles de penser le rapport entre pensée et
réalité, il faut ainsi porter dans la philosophie un objet qui lui
était, et qui reste pour elle, à bien des égards, étranger. À savoir,
l’idée que l’être humain dont elle parle et qui parle en elle reste obscur et en partie insaisissable au regard que toute pensée philosophique pourrait porter sur lui, en raison même de sa sexuation, que la philosophie ne parvient pas à saisir ni à comprendre avec ses seuls moyens [4]. Pour commencer à entendre les voix de celles qui pourtant parlent d’elles-mêmes
et de la vie collective, il est alors nécessaire de comprendre de
quelles manières une sexuation, comme fait symbolique et social, peut
s’inscrire au cœur de l’humain en mettant ainsi en cause la possibilité
de faire de l’humanité un concept dont on pourrait maîtriser
philosophiquement les limites et la signification.
C’est à ce moment qu’une première question s’impose à celle qui, en
ayant accès à la philosophie, ne se dépouille pas du nom de « femme » :
faudrait-t-il donc sortir de la philosophie pour penser un tel nom et
les manières multiples dont il se signifie et transforme son sens dans
l’histoire ? Qu’est-ce que la philosophie peut nous aider à dire
de la différenciation des sexes, si, jusqu’ici, elle l’a soit
marginalisée, soit renfermée dans des significations et des formes qui
excluaient les femmes d’une prise de parole philosophique et
justifiaient leur mise à l’écart du savoir et de la politique ? Il y a en effet un prix payé par la philosophie pour l’exclusion des femmes, écrit la philosophe italienne Luisa Muraro [5].
Ces questions méritent d’être posées, en acceptant de planer au-dessus
de l’abîme qu’elles ouvrent, sans savoir si, en laissant derrière soi
une pratique plus traditionnelle de la philosophie, on pourra trouver de
l’autre côté une pratique de pensée méritant encore le nom de
philosophie. Mais quelque chose conforte quant à la possibilité
d’entreprendre une telle aventure : le constat que ces dernières années,
les voix qui se lèvent pour penser « la sexuation du monde », ce sont
très souvent des voix de philosophes, de femmes philosophes, des voix
qui s’opposent non seulement à l’effacement ou à la marginalisation de
la question des sexes, mais aussi à sa réduction à une simple question
de parité, ou qui interrogent les présupposées d’une approche en termes
de genre. Parmi ces voix philosophiques, celles qui m’ont permis de
revenir à la philosophie avec un regard et un désir transformés sont
tout d’abord celles – différentes entre elles – de Luisa Muraro, avec
les voix qui s’entrecroisent à la sienne au sein de la communauté
philosophique Diotima de l’université de Vérone, et plus généralement
dans la pensée italienne de la « differenza », mais aussi les réflexions
et les recherches de Françoise Collin et, bien évidemment, celles de
Geneviève Fraisse.
Ce qui caractérise ces approches, c’est un passage sur les bords de la philosophie,
pour revenir à elle avec une position transformée : cela se fait par
l’histoire, la littérature, l’histoire des religions, la psychanalyse,
la linguistique, ou par la recherche d’une autre ligne de discours au
sein même de la tradition philosophique, notamment à compter du XXe siècle, ou encore, ce qui est très important, par une prise en compte du savoir pratique et symbolique
qui s’élabore dans des pratiques féministes. Quelque chose se
transforme ainsi à jamais dans la philosophie : par ces voix, et par
celles qui les ont précédées dans les deux derniers siècles, la
philosophie se trouve altérée, ouverte sur son dehors. C’est ainsi par
la réflexion des femmes, et peut-être aussi plus précisément par le
féminisme, que l’écoute est revenue et revient à la
philosophie, que la philosophie, pensée par celles qui en ont franchi le
seuil, qui ne décrivent pas comme évident le fait de penser dans et par
la pratique philosophique, peut apprendre à entendre ce qui se dit en
dehors d’elle.
Généalogie, féminisme et philosophie
Cette altération de la philosophie, notamment de la philosophie moderne, se fait, dans le cas de Geneviève Fraisse, par l’histoire. Il s’agit d’une histoire conçue et pratiquée comme généalogie, que l’on interroge et l’on étudie depuis notre présent, pour y revenir ensuite avec une autre perspective.
C’est une histoire que nous vivons, dans laquelle s’écrivent, certes,
des rapports de pouvoir, des effacements et des disparitions, mais dans
laquelle se transmet aussi une promesse, celle d’une possibilité de
liberté, toujours à relancer.
Ce passage par l’histoire est ainsi le mouvement par lequel les textes
classiques de la pensée philosophiques (de Rousseau, Kant, ou Fichte,
par exemple) s’éclairent à la lumière d’autres textes qu’elle nous
permet de découvrir. Il nous devient dès lors possible de reconnaître
que la question des liens entre la liberté des femmes et la démocratie
traverse et interroge ces textes – les classiques et les moins
classiques – non pas comme une problématique marginale, mais comme une
épreuve de leur caractère philosophique et de leur modernité.
L’on
songe, par exemple, aux écrits des femmes dont Geneviève Fraisse nous
fait entendre à nouveau la voix, tels ceux de Fanny Raoul qui, quelques
années après la Révolution, invoque Rousseau comme l’emblème d’un
siècle «où pour être philosophe, on n’en est pas plus juste» [6].
Fanny Raoul ouvre ainsi la possibilité, auparavant inouïe, de juger le
texte philosophique non pas sur la base de sa cohérence interne, mais de
sa justice, du tort qu’il fait ou qu’il ne fait pas aux expériences des
femmes. En la suivant, l’on reconnaît qu’il y avait peut-être, dans ce
geste atypique, quelque chose de l’ordre d’un passage obligé. Le
discours philosophique devait pouvoir être interrogé quant à sa justice
pour que des femmes comme elle, avec leur désir de dire et de publier,
puissent le reformuler dans ses fondements. Seulement cette
reformulation leur rend possible de donner une place à leurs expériences
et aux idées qui émergent, ainsi qu’à la raison qui le trame.
Les contretemps de la liberté des femmes
Ce
qui rend philosophique le travail généalogique de Geneviève Fraisse,
c’est que cet ensemble de textes est rassemblé autour d’un problème
(raison et démocratie exclusive, gouvernement politique et domestique à
l’époque moderne, ou service, ou consentement), dont le concept
n’inaugure pas alors la solution, mais configure l’espace de son élaboration, et révèle ainsi les conflits, les querelles, les controverses qui en déterminent la physionomie.
L’histoire devient de la sorte, chez Geneviève Fraisse, le vecteur d’une transformation de la philosophie, qui permet de cerner et de penser
les problèmes qui font histoire, qui réorientent notamment notre
compréhension de la liberté et de la démocratie, d’une liberté et d’une
démocratie qui se font et se pensent aussi autour de la question des
sexes. C’est par ce mouvement que l’écoute philosophique
devient possible, que la philosophie s’aguerrit pour ne pas faire tort à
l’expérience, des femmes tout d’abord, à leurs paroles, aux impasses
dans lesquelles elles se trouvent, aux pratiques de liberté qu’elles
inventent. Ainsi – c’est l’hypothèse que je voudrais présenter –
une telle écoute fonctionne chez Geneviève Fraisse sur le mode de ce
qu’elle nomme des contretemps : écouter les voix en
contretemps, les voix des contretemps. C’est cela qui permet à la fois
la créativité conceptuelle et l’altération du regard politique.
En premier lieu, il faut comprendre ce que Geneviève Fraisse entend
lorsqu’elle parle de contretemps. L’idée de « contretemps » est tout
d’abord la constitution d’un espace conceptuel forgé pour penser et
donner une forme à la difficulté spécifique de penser le présent de l’action politique que les femmes accomplissent dans la vie collective [7]. Dans cette action, des
pratiques nouvelles se mettent en travers du temps politique déjà
constitué, en indiquant ainsi la nécessité d’un autre temps.
Le problème a d’abord une dimension critique : celle du refoulement et
de la scotomisation de l’action des femmes dans le présent de la
transformation politique. Un exemple nous est donné par le
« postambule » de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, où Olympe de Gouges écrit, en s’adressant aux femmes : « L’homme esclave a multiplié ses forces, a eu besoin de recourir aux tiennes pour briser ses fers. Devenu libre, il est devenu injuste envers sa compagne. O Femmes ! Femmes, quand cesserez-vous d’être aveugles ? Quels sont les avantages que vous avez recueillis dans la Révolution ? Un mépris plus marqué, un dédain plus signalé » [8].
Olympe de Gouges demande ainsi aux femmes d’interroger directement la
Révolution, qui avait mobilisé leurs forces, et la forme de vie possible
pour elles dans l’ordre imaginé par la Révolution.
Le constat d’Olympe de Gouges est amer : l’ouverture de possibilités au début de la Révolution faisait espérer quelque chose de plus et de mieux. Mais les hommes, en devenant libres, sont devenus injustes à l’égard des femmes, et ils le sont devenus d’autant plus qu’ils sont devenus libres,
la liberté qu’ils ont cherchée et assumée les rendant d’autant plus
responsables à l’égard de la place qu’ils assignaient aux femmes. Ils avaient ainsi à répondre d’une exclusion des femmes de la vie politique active allant à l’encontre de pratiques politiques
déjà attestées et effaçant la richesse de significations propre à
l’idée de liberté et de participation politique qui émergeait de telles
pratiques.
Ainsi, le passé d’une contribution des femmes à des événements déjà réalisés (parfois associé à l’avenir
d’un changement qui transformerait davantage leurs rôles et leur place)
s’empare de la totalité de l’horizon temporel, effaçant à la fois ce
qu’elles ont déjà fait et ce qu’elles ont déjà vu comme possible dans le
changement en acte. En l’effaçant, on efface aussi les tensions, les
potentialités et les conflits qui traversent la transformation politique
et sociale en cours, en prétendant ainsi figer dans des formes univoques et établies
ce qui est au contraire en train de se faire. L’obscurcissement de la
liberté des femmes, de leurs paroles et de leurs actions, est alors
aussi celui des possibilités nouvelles de justice et de liberté qui
s’ouvrent dans notre vie collective.
Un autre temps pour la pensée et pour la politique
A la suite de ce premier moment critique, intervient chez Geneviève
Fraisse le changement de perspective qu’il est possible d’accomplir si
on se donne comme orientation non pas seulement la domination et la
résistance, mais aussi l’émancipation et la liberté, en tant qu’ensemble
de pratiques, de paroles, de sentiments, d’idées.
À partir de ce point de vue, le contretemps n’est pas seulement un temps nié, un temps d’exclusion, mais un autre
temps : « Il a une durée, temporalité sans coïncidences avec d’autres
durées, décalage grand ou petit. En prendre la mesure doit permettre
d’inscrire cette temporalité dans l’histoire » [9].
C’est ici que se révèle l’un des enjeux les plus importants de la
philosophie de Geneviève Fraisse et que se dévoile le moment dans lequel
se font le passage et l’ouverture à la politique : dans des
actions qui semblent ne pas parvenir à faire histoire, dans des
pratiques et des paroles qui semblent être des accidents ou des instants
– que ce soit dans l’histoire de la Révolution, dans celle des luttes
contre le capitalisme, ou pour la transformation de la démocratie –, on
peut, en réalité, saisir la durée et l’orientation d’un autre temps et d’une autre temporalité.
Il s’agit, me semble-t-il, de la temporalité d’un projet politique. Si,
en effet, un horizon temporel de pensée et d’actions s’ouvre, c’est
qu’on regarde le passé, le présent et l’avenir à la lumière d’un projet
politique, d’une vision de ce que nous sommes, de ce que nous voulons
devenir, aussi, à partir des relations que nous tissons déjà entre nous,
des luttes en cours, des idées que nous élaborons.
Ainsi, le contretemps que la philosophie peut écouter et rendre visible
dans son passage par l’histoire, dans sa déconstruction et
reconstruction des champs de problématisation, est celui qui naît d’un regard inattendu,
parfois « intempestif », qui, venant des femmes, aperçoit et nomme une
réalité qui n’est encore ni visible ni dicible depuis les positions
établies de la politique ou du savoir. Un tel regard est, par exemple,
celui qu’appelle la franchise dont Olympe de Gouges se réclame
et par laquelle elle se propose d’interroger l’évidence présumée des
mots – comme « nation », « peuple », « liberté », « égalité » ou
« homme » – afin de saisir leurs potentialités de signification ainsi que les altérations
que leur sens subit lorsqu’ils sont prononcés par une femme et référés à
la réalité qu’elle vit. Il s’agit d’un regard qui, sur l’élan d’une question de justice, rencontre une demande de savoir
sur la vie collective, cherchant les formes d’une vision décentrée de
la société qui interroge, en elle, ce qui est sous les yeux sans être
vu.
Cette vision décentrée prend, chez Olympe de Gouges, la forme de l’imagination, qu’elle-même revendique, comme l’écrit Joan Scott [10]. Il s’agit de l’imagination qui permet à des sujets à la fois placés et déplacés dans leur siècle d’élaborer des connexions inattendues, en saisissant ainsi des possibles auparavant impensables.
Il s’agit de cette sorte de créativité et de vision politique qui
amènent Olympe de Gouges à devenir une figure politique importante, et à
le devenir non pas par reproduction et imitation du modèle donné de l’homme politique, mais en s’appropriant, en tant que femme, l’action et la pensée politique [11]. Par là, il s’agit ainsi d’agir véritablement, et plutôt que d’adhérer
à un discours donné, de le mettre à l’épreuve de la réalité vécue, des
expériences faites, des tensions dans lesquelles la vie collective se
trouve prise, afin de suivre une orientation pratique qui ne soit pas imposée de l’extérieur, mais qui puisse au contraire être assumée en première personne. L’altération des idées fondamentales de la Révolution et de la philosophie politique moderne (comme dans le cas de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne) et la prise de parole
qui l’accompagne relèvent donc l’une et l’autre de cette imagination,
de cette capacité de regard sur soi et sur la vie collective, qui excède
les discours établis, souvent injustes.
Je considère que c’est
alors la création politique – création à la fois de pratiques
politiques et d’un savoir politique – qui est en tant que telle « en
contretemps ». Elle ne peut en effet que prendre, par le fait
même de jaillir sur la ligne de faille d’une transformation de la vie
sociale, la forme d’un désajustement entre un vieil ordre symbolique et
pratique désormais privé de sens et un nouvel ordre en formation ; ce
nouvel ordre se tisse aussi par les paroles de celles qui prennent le
risque du contretemps, de l’intempestif, quelquefois même au péril de
leur vie, parce que, en réalité, cette autre temporalité est celle de la
vie qu’elles recherchent.
C’est alors de ces voix en contretemps, et qui naissent du contretemps,
que la philosophie peut, et doit, se mettre à l’écoute. Une écoute du
« dire politique » qui se manifeste et s’articule dans ces voix, comme
je l’ai rappelé précédemment à partir du livre A côté du genre [12]. C’est ainsi qu’en philosophie on en vient à adhérer à la réalité dans l’endroit même où elle ne tient pas,
c’est à dire dans les points où elle se montre « autre », où elle
diverge par rapport aux temporalités que l’on connaissait déjà. Là se
fait l’épreuve, l’épreuve de réalité, mais aussi de créativité,
de la philosophie. Un tel mouvement, la philosophie peut l’accomplir en
payant enfin un prix, le prix du renoncement à la maîtrise totale du
discours, le prix d’une attention à son dehors. C’est ainsi seulement
qu’il devient possible de s’engager dans l’aventure qui amène d’abord à
sortir de la philosophie puis à y revenir pour découvrir et inventer
l’espace conceptuel où les voix de celles qui parlent en contretemps
trament un temps autre, celui d’autres idées et d’autres
pratiques politiques, qui sont toutefois déjà ouvertes pour nous, si
l’on sait comment les écouter.
Stefania Ferrando a soutenu sa thèse La liberté comme pratique de la différence. Philosophie politique moderne et sexuation du monde : Rousseau, Olympe de Gouges et les saint-simoniennes (EHESS/Université de Padoue) en 2015. Elle a récemment publié : « Le socialisme à l’épreuve du féminisme. Le défi sociologique de Marguerite Thibert », Incidence. Revue de philosophie, littérature, sciences humaines et sociales,
n°11, 2015, pp. 133-159 ; « L’imprévu de la politique des femmes.
Michel Foucault et la révolution iranienne » in Christiane Veauvy et
Mireille Azzoug (dir.), Femmes, Genre, Féminismes en Méditerranée. « Le vent de la pensée ». Hommage à Françoise Collin,
Paris, Bouchène, 2014, pp. 103-120 ; et, avec Bérengère Kolly, « Le
premier journal féministe. La pratique de l’écriture : Jeanne-Désirée,
Marie-Reine et La femme libre », in Thomas Bouchet, Vincent Bourdeau, Edward Castleton, Ludovic Frobert, François Jarrige, Quand les socialistes inventaient l’avenir, Paris, La Découverte, 2015, pp. 104-112.
Notes
[1] Ce texte reprend l’intervention à la journée L’émancipation créatrice : journée du 3 février 2015 organisée autour de l’œuvre de Geneviève Fraisse,
à l’initiative de Paris 1 (Institut ACTE) en partenariat avec
Sciences-Po Paris (Paris 1– CNRS – Institut ACTE – Sciences-Po – PRESAGE
– OFCE), 3 février 2015, Amphithéâtre Louis Liard, Sorbonne, Paris.
[2] Geneviève Fraisse, « Le devenir sujet et la permanence de l’objet » in À côté du genre. Sexe et philosophie de l’égalité, Lormont, Le bord de l’eau, 2010, p. 452.
[3]
« Il n’est pas exclu que la différence des sexes soit à jamais une
catégorie vide, non pas vide de sens, non pas sans réalité, mais vide de
significations, propriétés, qualités, valeurs ou normes », Geneviève
Fraisse, À côté du genre, cit., p. 122. Les sexes ne sont pas alors dans sa réflexion ni naturalisés ni essentialisés,
mais compris dans leur caractère historique, de ce qui se fait dans
l’histoire et de ce qui peut faire histoire. La notion de catégorie
vide, me semble-t-il, indique ainsi moins une solution théorique déjà
établie, qu’un champ de réflexion et de problématisation.
[4] Comme le remarque aussi Geneviève Fraisse, A côté du genre, cit., pp. 49-50.
[5] Luisa Muraro En écoutant Françoise Collin: le prix payé et à payer pour l’exclusion des femmes, in Christiane Veauvy et Mireille Azzoug (dir.), Femmes, Genre, Féminismes en Méditerranée. « Le vent de la pensée ». Hommage à Françoise Collin, Paris, Bouchène, 2014, pp. 241-250.
[6] Fanny Raoul, Opinion d’une femme sur les femmes. Présenté par Geneviève Fraisse, Le Pré Saint-Gervais, Le passager clandestin, 2011, p. 48.
[7] G. Fraisse, à côté du genre. Sexe et philosophie de l’égalité, cit., p. 400.
[8] Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, in Opinions de Femmes. De la veille au lendemain de la Révolution française,
Préface de Geneviève Fraisse, Côté-Femmes, Paris, 1989, p. 54. Les
rapports problématiques entre, d’une part, la Révolution française et,
d’autre part, les paroles et les actions libres des femmes, sont
analysés par Geneviève Fraisse dans Muse de la Raison. Démocratie et exclusion des femmes en France, Paris, Gallimard 1995 (première édition parue en 1989 aux Éditions Alinéa).
[9] Geneviève Fraisse, À côté du genre, cit., p. 403.
[10] Joan Wallach Scott, La citoyenne paradoxale : les féministes françaises et les droits de l’homme, trad. M. Bourdé et C. Pratt, Paris, Albin Michel, 1998
[11] Ibid., chapitre 2.
[12] Geneviève Fraisse, À côté du genre, cit., p. 452.