Jac sm Kee est une chercheuse, poète et féministe Philippine. En menant l'étude eroTICs (https://www.apc.org/en/node/11958),
elle a découvert comment la censure, attribuée généralement à l'état, a
un impact bien plus large que simplement la parole politique, notamment
sur les questions de sexualité, de culture ou encore de choix
personnels. Des sujets sur lesquels la censure n'a aucune raison de
s'appliquer.
Quand nous avons commencé cette étude, nous travaillions déjà sur la
censure et la surveillance depuis longtemps, parce que la question qui
nous intéresse c'est celle d'un Internet ouvert, libre de tout filtrage,
de toute censure, etc. Et nous avons découvert un véritable décalage en
terme de perception de la censure sur le Net. Les gens s'imaginent
toujours que c'est l’État qui censure, et que ce qui est censuré relève
du politique, mais il existe tout un tas d'autres types de censures
affectant nos vies quotidiennes, et qui ont trait à la sexualité, la
libre circulation, l'autodétermination, le fait de partager son
savoir-faire, sa religion, etc. Tout ceci est également censuré, très
rapidement.
Pour normaliser la censure, l’État commence à expliquer qu'il a besoin
de protéger les gens des dangers de la pornographie, ou des contenus
sexuels explicites, qu'il présente comme un "devoir", et puis cela
devient la norme. Puis, au fur et à mesure, la censure de l'Internet
devient peu à peu la norme. Et personne ne se demande en quelle mesure
cela influe sur ceux qui dépendent vraiment de l'Internet pour accéder à
toutes sortes d'informations, communautés, ou pour être capables
d'exprimer certaines choses qui sont censurées dans la vie quotidienne,
et qui ne sont pas considérées comme importantes d'un point de vue
politique. Par exemple, les propos relatifs au sexe et exprimés par des
femmes, des filles, des LGBTQ, etc.
C'est pour ça qu'on voulait faire ce projet, enquêter à ce sujet, aller
voir des gens dans différents pays, pour savoir comment elles le
vivaient, ce que cela signifiait pour elles. Quand vous être filtré ou
censuré, ou quand votre propos est bloqué, comment cela se passe, et
qu'est-ce que cela change dans votre vie ? C'est pour ça qu'on a lancé
ce projet.
En Inde, par exemple, nous avons fait beaucoup d'interviews avec des
jeunes filles à Bombay, ainsi qu'avec des jeunes garçons, et nous leur
avons demandé comment ils utilisaient l'Internet, et notamment comment
ils s'en servaient pour exercer leurs droits en matière de sexualité. Et
nombreux sont ceux qui nous ont répondu que, dans la mesure où
l'éducation sexuelle est interdite, en Inde, et qu'ils n'ont pas
d'éducation sexuelle à l'école, les seules informations qu'ils peuvent
trouver, en matière de contraception, de pratiques à risques, ou sûres,
de choses à faire avec son corps, quand on grandit... parce qu'on ne
peut pas demander à des amis, parce que c'est gênant, donc le Net est
souvent le seul endroit où ils peuvent s'informer, et donc prendre des
décisions, sur ce qu'ils peuvent faire, ou non. C'est une des choses que
nous avons découvertes, et c'était très intéressant.
En Afrique du Sud, nous avons été voir la communauté des transgenres, en
transition sexuelle, et nous avons découvert que l'Internet leur
permettait d'entrer en contact avec leur communauté, de les aider à
penser leur identité, leur langage, leur façon de parler d'eux-mêmes et
de se définir, mais également de se renseigner sur les procédures
médicales, celles qui sont sûres, ou bien à risque, les discriminations
dont ils font l'objet, et donc aussi de se soutenir les uns les autres,
et donc de trouver une communauté qui vivent les mêmes choses que vous,
et de confronter les réalités de chacun.
Aux USA, nous sommes allés voir des enfants, et avons fait une recherche
sur les bibliothèques. Si vous recevez une subvention de
l'administration, vous devez installer un système de filtrage sur les
ordinateurs pour protéger les enfants des contenus sexuels explicites.
Et nous avons découvert que toutes les bibliothèques ne procèdent pas de
la même sorte. Dans certaines, il est relativement facile de se
connecter, dans d'autres il n'y a aucun accès, ou alors c'est assez
compliqué.
Mais le plus intéressant, c'est de voir qui a vraiment besoin d'aller en
bibliothèque pour accéder à l'Internet : les pauvres, qui n'ont pas
d'accès Internet à la maison, et ceux qui parviennent à surmonter ces
blocages, à contourner les systèmes de filtrage, sont ces enfants qui
ont déjà un certain niveau d'"alphabétisation numérique", et donc les
gens qui seront les plus affectés par ces mesures de filtrage et de
blocage sont les pauvres, et les enfants pauvres, ou les enfants qui
n'ont pas de compétence particulière, donc c'est une forme de double
discrimination : la loi est censée les protéger, mais elle finit par
leur nuire...
Il faut vraiment remettre en question cette façon qu'à l'Etat de vouloir
empêcher les citoyens de pouvoir accéder à des contenus
"préjudiciables", et assumer qu'ils ne sont pas si préjudiciables, pour
se demander ce qui est vraiment préjudiciable, et pour qui cela peut
poser problème, parce qu'il y a énormément de contenus qui peuvent
sauver des vies, qui sont vraiment importants, mais qui sont interprétés
comme "préjudiciables". Et c'est ce que nous essayons de déconstruire.