Elle adore la France, son esprit révolutionnaire et ses croissants mais ne supporte pas la moindre entorse à sa devise républicaine. «"Liberté, égalité, fraternité" sont des principes qui m’attirent énormément mais quand je vois qu’ils ne sont pas appliqués, je critique.» Dans un café parisien près de la statue de la place de la République, allégorie féminine de ces beaux principes, Joan Scott, la plus française des historiennes américaines, se montre aussi affable que sa volonté d’interroger les a priori historiques est implacable. Pourquoi la «patrie des droits de l’homme» a-t-elle si longtemps exclu les femmes de la citoyenneté ? Pourquoi l’identité française est-elle liée à des règles de galanterie d’un autre âge, masquant des inégalités de pouvoir ? Pourquoi la patrie de Voltaire est-elle aujourd’hui obsédée par le voile musulman ?
Pas de chance pour la République tricolore fière de sa laïcité, jalouse de ses règles de séduction, cette spécialiste internationalement reconnue de la théorie féministe et du genre, professeure émérite de l’Institute for Advanced Study à Princeton, a pour terrain de recherches la France et son républicanisme chevillé au corps. Dans son dernier livre, qui vient de paraître chez Flammarion, elle s’attaque au cœur même du dispositif : la laïcité. Qui, selon elle, est devenue, «la religion de la laïcité», titre du livre. Provocation ? Elle assume. Coupe courte, cheveux blancs, deux fines créoles argentées aux oreilles, l’historienne de 77 ans - qui ne les fait pas - dégage la vivacité de ceux qui transgressent avec intelligence. (un homme n'aurais pas eu ces remarques sur le physique et il n'y aurais pas non plus cette précision "qui ne les fait pas" comme si c'était un complient. J'avoue être dubitative devant la mention de son intelligence, quant on parle d'une historienne de Princtone, est-ce utile ? ) «La laïcité est devenue une idéologie pure et dure, bien loin de l’esprit démocratique de 1905», dit-elle. Son constat part d’un énervement : après les attentats de 2015, elle est stupéfaite d’entendre des politiques, de Manuel Valls à Nicolas Sarkozy, affirmer que l’égalité de genre est une «valeur primordiale de la démocratie au moins depuis la Révolution française». Elle, qui a travaillé sur les féministes françaises, sait que la patrie les a souvent persécutées : la révolutionnaire Olympe de Gouges a fini sur l’échafaud, la suffragette du début du XXe siècle Hubertine Auclert fut déclarée hystérique, et sa contemporaine, la radicale Madeleine Pelletier, enfermée dans un asile. Dans une pirouette théorique, dont elle seule a le secret, Joan Scott soutient ce qui est rarement mentionné : c’est l’inégalité des sexes, et non l’égalité, qui est au fondement de la laïcité !

Une laïcité qui exclut

On pourrait vite la classer énième figure du féminisme américain nourri au multiculturalisme local, démocrate défendant l’intérêt individuel, oubliant le poids symboliques des institutions. Par son parcours intellectuel et son travail pionnier sur le genre dans le champ historique, elle déjoue la caricature facile. Ce qui l’intéresse, c’est de démontrer l’historicité de la laïcité, son utilisation évolutive, opportuniste et de circonstance. Dès la Révolution de 1789, dit-elle, la citoyenneté s’établit en excluant les femmes, une façon de résoudre le problème de la «troublante présence de la différence des sexes». Et sur les fonds baptismaux de la loi de 1905, la laïcité se fonde sur cette naturalisation de la différence des sexes, renvoyant les femmes à l’espace privé et, comble du sort, à la religion !
«L’inégalité de genre a été fondamentale pour la formulation de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, entre public et privé, qui inaugure la modernité occidentale», affirme Joan Scott dans son essai. De 1905 à 2005, le Conseil d’Etat, garant de la bonne application de la loi, ne lie pas la définition de la laïcité à l’égalité des sexes. Ce n’est qu’avec les premiers cas de voile à l’école, à la fin des années 80, que le principe d’égalité de genre commence à être invoqué comme garantie de liberté. Pour mieux renvoyer l’islam à l’oppression ? C’est l’analyse la plus polémique du dernier essai de Joan Scott. «Cette assertion historiquement fausse est utilisée pour justifier les prétentions de supériorité raciale et religieuse des Blancs de l’Occident et du christianisme», écrit l’historienne. Et quitte à choquer plus d’un républicain sincère, elle poursuit impitoyablement : «Il y a un problème d’islamophobie en France. Un racisme non avoué qui date des années coloniales, de la mission civilisatrice à laquelle la France a participé et qui, à la fin, exclut pour des raisons racialisées les personnes qui doivent être des citoyens de la République. Ils sont des citoyens à mi-temps, comme les Noirs américains chez nous. Avec la question de l’immigration, il y a eu une crispation de la France. Comment intégrer des personnes qui sont un défi à une nation homogène ? Au lieu de travailler avec la différence de ces nouveaux citoyens, on les relègue, on les exclut.»

Sonder la psyché de la République

Toute l’originalité du travail de Joan Scott est «de retourner le regard», explique le sociologue Eric Fassin, américaniste spécialiste des questions sexuelles (1). C’est la laïcité dans ses principes et ses discours que Joan Scott interroge, pas l’islam dont elle n’a pas spécialiste - elle le précise bien dans son essai. Telle une psychanalyste de la nation, elle sonde la psyché de la République, mettant à jour contradictions et manquements de l’universalisme français. «Dans ce pays, dit-elle, l’histoire du républicanisme est liée à une conception tellement affirmée de l’universalité de l’individu abstrait que la question des différences y est toujours difficile à soulever.»
Au moment de l’affaire du Sofitel en 2011, elle se met à dos certaines intellectuelles françaises, comme l’historienne Mona Ozouf ou la spécialiste de la littérature Claude Habib, qui défendent DSK au nom d’une exception galante. Dans un article cinglant, elle leur reproche de sous-estimer les structures inégalitaires de la galanterie : la séduction comme trait d’identité nationale française est un mythe, leur renvoie-t-elle. «Joan Scott met à mal les mythologies contemporaines de l’universalisme français», observe l’historienne Clyde Plumauzille.
D’une certaine façon, elle est l’amie la plus intransigeante et aimante de la République. Jeune Américaine lisant le français dans les années 50, elle développe un intérêt - singulier pour ce pays - pour Louis Blanc et la révolution de 1848 auxquels elle consacre un mémoire de fac. «J’ai appris le français car il était impensable dans une famille juive des années 50 de faire de l’allemand», raconte-t-elle.

De toutes les avant-gardes

Elle vit à Brooklyn, «bébé aux couches rouges», comme on dénomme les enfants dont les parents sont engagés à gauche. Son père et sa mère sont professeurs d’histoire, famille laïque juive, originaire de Pologne et de Russie. «En 1953, mon père, victime du maccarthysme, a été renvoyé du lycée.» C’est l’acte fondateur de son engagement. A la fac, elle étudie et milite. Sur une photo en noir et blanc datant de 1963, on la voit seule à une tribune, poings sur les hanches, s’adresser aux étudiants de l’université du Wisconsin mobilisés contre la guerre au Vietnam. Elle est de toutes les avant-gardes théoriques. L’histoire sociale devient un nouveau champ de recherches, elle s’y engouffre pour sa thèse qu’elle consacre aux verriers de Carmaux. En 1967, elle passe neuf mois à Albi à fouiller les greniers des familles de syndicalistes à la recherche d’archives inédites. Elle aime Paris aussi… «Mon fils Tony parlait français avec l’accent d’Albi, je le vois encore jouer au parc du Luxembourg !» La révolte pointe son nez, mais elle est obligée de quitter la capitale à la veille de Mai. «Cela a été terrible de louper un tel moment de l’histoire française !»
Pionnière, Joan Scott l’est aussi quand elle est nommée au début de sa carrière en 1972 à Northwestern University. «J’étais la première femme professeure au département d’histoire !» Le féminisme est alors dans la rue et fait trembler les universités et leurs académismes. Joan Scott n’est pas militante féministe mais les étudiantes demandent de produire une histoire des femmes. «On disait "her story", se souvient-elle. Trop heureux de ne pas s’y coller, mes collègues masculins m’ont poussée à entreprendre ce travail.»
Avec l’historienne Louise Tilly, elle entame une nouvelle historiographie autour d’un sujet alors peu documenté dans le monde ouvrier, celui des femmes et du travail féminin. Très vite, la grille de lecture marxiste lui apparaît limitée pour comprendre la continuité historique des inégalités hommes-femmes. Et plus encore pour saisir l’incroyable insistance des différences naturelles, biologiques et culturelles. Raconter des faits historiques ne lui suffit plus.

Le genre, une révélation

C’est à la prestigieuse Brown University, où elle enseigne, au début des années 80, l’histoire de la France et celle des femmes, qu’elle s’attaque à un sommet théorique : Qu’est-ce que la différence des sexes ? Là, elle collabore avec des chercheuses féministes rompues au post-structuralisme de Barthes, Foucault et Derrida, ou au féminisme français d’Hélène Cixous et Julia Kristeva. Joan Scott est la seule historienne du groupe. «Ce fut une révélation. La discipline même de l’histoire a sa propre histoire, ce qui implique de changer les concepts, et d’interroger les catégories qui semblaient jusque-là naturelles.»
D’historienne classique, elle devient intellectuelle critique, théoricienne du féminisme. Homme, femme, citoyenneté, République, hétérosexualité, Noir, Blanc : pour craquer ces évidences dans la production du récit historique, elle fabrique des concepts et des méthodes. «Cela a été un moment difficile, avoue-t-elle, j’ai eu peur de ne pas avoir la capacité de tenir un tel chantier conceptuel.» En 1986, elle publie un article intitulé «Genre : une catégorie utile d’analyse historique», qui fera date, liant deux champs qui s’ignorent jusque-là. Avec Joan Scott, l’histoire rencontre le genre. «Le genre, dit-elle, n’est pas un problème qui a trait à la simple présence ou absence des femmes mais bien plus une façon de montrer comment la différence des sexes est utilisée pour signifier toutes sortes d’autres différences (raciales, religieuses, impériales ou civilisationnelles) et pour établir des hiérarchies en elles et entre elles.» Son objet est de bien comprendre, via Foucault, Derrida et, plus tardivement, la psychanalyse, comment s’opère la différence des sexes pour produire ces inégalités. Elle aimait l’histoire, cela devient une passion. Pour ses compatriotes, elle devient «une féministe à la française».
Dans un ouvrage remarquable, la Citoyenne paradoxale, publié en France en 1998, elle met à jour l’ontologique contradiction qui fonde le féminisme : les femmes sont obligées de revendiquer en tant que femmes, justement pour ne plus être traitées comme telles, mais des êtres égaux. «Le genre pour Joan Scott est une question, pas une réponse, analyse Bruno Perreau, professeur au Massachusetts Institute of Technology (2). Elle est même critique par rapport aux études qui sont trop peu réflexives.»
Historienne critique du temps présent, chercheuse protéiforme et libre, Joan Scott a formé des générations d’historiennes et historiens, rappelle Bruno Perreau. En retraite depuis 2014, elle habite toujours Princeton et continue de travailler à l’université où elle a, à sa disposition, bureau et bibliothèque. Sa vie en somme. Elle vient de recevoir, en septembre, le prix international Edgar-de-Picciotto qui récompense «une personnalité universitaire de renommée internationale ayant contribué à une meilleure compréhension des défis mondiaux et dont les travaux ont influencé les décideurs politiques». Avant elle, il y eut Paul Krugman ou Amartya Sen, économistes nobélisés. «Au fond, dit-elle modestement, ma question a toujours été celle des rapports de force asymétriques. Et l’inégalité entre les sexes en est la matrice.»